Le jeu culte sort de sa grotte


Seize ans après sa première version, le jeu vidéo Dwarf Fortress fait son arrivée mardi 6 décembre sur la boutique en ligne Steam. Si vous n’avez jamais entendu parler de ce jeu de gestion, c’est parce qu’il a, jusqu’à présent, soigneusement évité les circuits de distribution traditionnels. Ses créateurs, les développeurs américains Tarn et Zach Adams, qui le distribuaient gratuitement depuis 2006, se rétribuaient alors uniquement grâce aux dons de la communauté. Tarn Adams explique au Monde :

« Il n’y avait pas beaucoup d’options à l’époque pour distribuer un jeu en indépendant. Et nous n’avions aucune idée de comment monter une entreprise ou transformer cela en véritable emploi. »

Dès leur enfance, les deux frères se passionnent pour la création de jeux. Ils ont à leur actif de nombreux prototypes, plus ou moins aboutis, publiés sous le nom de leur studio, Bay12 Games. Mais contrairement à ses prédécesseurs, Dwarf Fortress, suite indirecte de l’obscur Slaves to Armok, parvient rapidement à se créer une audience et à atteindre, au fil des années, un statut culte dans le monde des jeux indépendants – Markus Persson, le créateur de Minecraft, le cite comme l’une de ses principales inspirations.

Lire aussi Dix ans d’histoire de « Minecraft », l’un des jeux les plus populaires du monde, en dix étapes

Ses mécaniques complexes se retrouvent presque telles quelles dans d’autres jeux à succès (RimWorld, par exemple), et sa popularité lui a valu de figurer dans la sélection de jeux vidéo présentés en 2012 au sein de la collection permanente du Museum of Modern Art (MoMA), à New York. Résultat : les frères Adams vont abandonner leurs projets parallèles pour se consacrer entièrement au développement du jeu, laissant de côté leur emploi respectif.

Une nouvelle version plus accessible

Une forteresse représentée sur la nouvelle interface graphique du jeu.

Le tour de force du jeu, c’est de se servir de la génération automatique de contenu pour proposer, à chaque partie, un monde médiéval fantastique géographiquement complet avec des montagnes, des fleuves, des mers et des plaines tranquilles, peuplé de civilisations, de créatures et théâtre de légendes à chaque fois différentes. Une fois cette toile de fond mise en place, le joueur prend la tête d’un groupe de sept nains envoyés en expédition pour fonder une nouvelle forteresse. Il commence par choisir les membres de son équipage, les vivres et outils embarqués par l’expédition, ainsi que leur point de chute.

Exemple d’un monde généré de façon aléatoire par le jeu, lors du lancement d’une nouvelle partie.

C’est alors que commence l’aventure : le joueur doit organiser son équipe afin de se procurer les ressources nécessaires à la survie de ses nains, accueillir de nouveaux venus et creuser les profondeurs de la terre pour faire de son campement une forteresse souterraine qui prend bientôt des allures de fourmilière.

Lire aussi De « Diablo » à « No Man’s Sky » : quand l’ordinateur crée l’univers dans les jeux vidéo

La richesse de Dwarf Fortress vient de son haut degré de simulation : chaque nain a son humeur, ses manies, ses forces et ses faiblesses, son cercle d’amis, des couleurs et des matières préférées. Chaque strate souterraine est constituée de différentes roches, avec leurs propriétés et leurs utilités, et le sol regorge de nappes phréatiques, d’or et de pierres précieuses, ou de cavernes insondables remplies de créatures troglodytiques.

Le niveau de précision confine à l’obsession, au point qu’aucune partie ne ressemble à une autre. Nombreux sont les joueurs qui aiment ensuite raconter et illustrer les aventures de leurs nains dans des bandes dessinées, des histoires ou encore des vidéos YouTube. Mais cette profondeur de jeu n’était jusqu’alors pas vraiment accessible au tout-venant : si Dwarf Fortress est connu pour sa difficulté et son interface aride, il l’était plus encore pour son parti pris graphique ultraradical : tout, des personnages aux décors, y était représenté par des caractères du clavier, donnant aux non-initiés l’impression de plonger le regard dans la matrice des films des Wachowski. Ainsi, le « G » représente un gobelin, le « E » un elfe, et les nains prennent la forme de simples émoticônes « ☺ » se promenant sur l’écran.

Un aperçu de la version classique de « Dwarf Fortress » : ici, un ruisseau traverse une plaine gelée couverte d’arbres, tandis que des nains travaillent à creuser le flanc d’une montagne pour y installer leur foyer.

La nouvelle version du jeu proposée sur Steam entend corriger cet aspect et se réconcilier ainsi avec les joueurs jusqu’ici rebutés par sa prise en main complexe et ses graphismes obscurs. Le partenariat avec le modeste studio canadien Kitfox Games a ouvert aux créateurs de Dwarf Fortress la possibilité de s’adjoindre l’aide d’artistes et de musiciens, permettant de soigner la présentation du jeu. « Nous aurions pu nous tourner vers un plus gros éditeur, mais cela nous aurait paru étrange – et nous connaissions Tanya [X. Short, directrice de Kitfox Games] depuis longtemps », explique Tarn Adams. Un travail d’un nouveau genre pour les deux frères :

« Rajouter de nouvelles fonctionnalités, c’est ce qui nous pousse à créer des jeux depuis que Zach et moi sommes enfants. [Mais travailler sur l’interface et les graphismes], c’est une échéance que l’on évitait soigneusement depuis près de trente ans. On ne pouvait plus y échapper : après toutes ces années, nous n’avions pas d’autre choix que d’avaler la pilule. »

Grandir sans se renier

Si les frères Adams ont été contraints « d’avaler la pilule », c’est avant tout pour une raison économique. Zach Adams a fait face à des problèmes de santé nécessitant une opération coûteuse, prise en charge grâce à la couverture santé de sa femme. Mais l’épisode a provoqué une prise de conscience pour les deux créateurs, admettant que Tarn Adams ne pourrait pas bénéficier d’une assurance similaire en cas de soucis. « Nous n’avions jamais pensé à une distribution commerciale du jeu, à l’origine. Mais le fait est que le coût du système de santé aux Etats-Unis est trop élevé pour continuer à travailler comme nous le faisions jusque-là. »

Cette décision est aussi liée au caractère précaire de leurs revenus actuels, entièrement issus de dons : « Si demain un site [de financement participatif] comme Patreon disparaissait en l’espace d’une nuit, ce qui pourrait tout à fait arriver dans un monde dominé par le capital-risque (pensez à Twitter), nous serions complètement foutus au moindre problème de santé », résume Tarn Adams.

Ils tiennent pourtant à rassurer leurs fans : promis, ils n’ont pas vendu leur âme. La version originale du jeu continuera d’être proposée gratuitement sur leur site. Et en dehors de la mise à jour graphique et sonore, les deux versions proposeront les mêmes fonctionnalités et les mêmes ajouts.

Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Les 10 jeux vidéo qu’il ne fallait pas rater en 2022

L’arrivée de cette nouvelle version du jeu sur Steam ne signe d’ailleurs pas la fin de son développement. Après avoir passé de nombreux mois à rafraîchir l’interface, Zach et Tarn Adams entendent reprendre le développement de nouvelles fonctionnalités pour leur jeu. Ils ne manquent, de toute façon, pas d’idées : leur site affiche une liste longue comme le bras d’ajouts envisagés par ses créateurs. Et ils le répètent d’ailleurs à qui veut bien l’entendre : « C’est le projet de notre vie, nous n’arrêterons jamais ! »



Source
Catégorie article Politique

Ajouter un commentaire

Commentaires

Aucun commentaire n'a été posté pour l'instant.